- COLBERTISME
- COLBERTISMEColbert, le plus grand des «grands commis» de la royauté française, a donné son nom à un système économique original qui, selon le mot de Blanqui dans son Histoire de l’économie politique (1837), était «complet et conséquent, dans toutes ses parties». Pourtant, tous les historiens – et Blanqui lui-même dans une certaine mesure – sont d’accord pour considérer que Colbert n’a pas inventé une doctrine neuve, comparable par exemple à celle des physiocrates ou à celle de Marx. Bien des théoriciens, et quelques-uns de ses prédécesseurs dans la direction des affaires publiques, avaient pensé, en France même, que l’argent constitue la fortune d’un État et qu’«il n’y a que l’abondance d’argent qui fasse la différence de sa grandeur et de sa puissance». Et ces doctrinaires français ne faisaient que se rallier à un courant plus général, né au cours du XVIe siècle, le «mercantilisme».À la base du système mercantiliste, ce principe essentiel: la richesse d’un État est avant tout fonction de l’accumulation des métaux précieux. En conséquence, puisque cette conquête des métaux précieux doit être la préoccupation principale des gouvernements, d’une part la nation qui possède des mines d’or, d’argent ou de cuivre doit s’efforcer d’empêcher la fuite de ces métaux précieux, et celle qui n’en a pas doit les attirer par l’échange et en freiner la sortie; d’autre part, pour aboutir à cette balance favorable, il faut établir un contrôle constant de l’État, d’où la nécessité d’une politique dirigiste: à l’intérieur, réglementation du commerce et de l’industrie; aux frontières, contrôle douanier ; au-dehors, recherche des débouchés.Il est vrai que toutes ces thèses ont été défendues, avant et après Colbert, aussi bien en France que dans d’autres pays européens. L’originalité de Colbert et du colbertisme ne doit donc pas être cherchée dans les principes mêmes du régime économique qu’il préconise: elle apparaît en pleine lumière, semble-t-il, dans deux directions. D’une part, alors que le mercantilisme se présente ailleurs comme «une philosophie de comptable hargneux» (tel Laffemas qui, sous Henri IV, souhaitait que tous les importateurs soient pendus et étranglés), Colbert a fait de ces pratiques de gagne-petit un système prestigieux de gouvernement, où apparaît un souci inégalé de puissance et de grandeur. D’autre part, jamais avant Colbert un homme d’État n’a poussé aussi loin, ne s’est efforcé de réaliser avec autant d’efficacité, jusque dans les moindres détails, toutes les conséquences qu’entraînait, logiquement, le mercantilisme: si l’Espagne et la France sont toutes deux mercantilistes, la première voit son économie sombrer au moment même où la seconde connaît une expansion sans précédent, parce que Colbert n’a négligé aucun aspect du système mercantiliste. Pour retracer l’histoire du colbertisme, c’est donc de toute l’économie française de l’époque qu’il faudrait évoquer les orientations.1. Une politique commercialePour Jean-Baptiste Colbert (1619-1683), comme pour ses contemporains mercantilistes, la possession des métaux précieux est fondamentale pour la puissance de l’État, but suprême de l’ancien «domestique» (entendons: secrétaire particulier) de Mazarin, devenu contrôleur général des Finances après la disgrâce de Fouquet. Or, constate Colbert, «il n’y a qu’une même quantité d’argent qui roule dans toute l’Europe, et qui est augmentée de temps en temps par celui qui vient des Indes occidentales». Pour multiplier l’argent, disait-il, «il faut l’attirer du dehors et le conserver au-dedans», ou encore: «Il est certain que pour augmenter les 150 millions qui roulent dans le public de 20, 30 et 50 millions, il faut bien qu’on le prenne aux États voisins [...] et il n’y a que le commerce seul, et tout ce qui en dépend, qui puisse produire ce grand effet.» Par conséquent, on ne peut s’enrichir qu’en faisant venir de l’étranger le maximum de métaux précieux; l’un des premiers moyens consiste à exporter des produits fabriqués en France, et à empêcher l’entrée, dans le royaume, des matières qui ne sont pas strictement indispensables à l’économie.Le contrôle des importations«Tout le commerce consiste à décharger les entrées de marchandises qui servent aux manufactures du royaume, charger celles qui entrent manufacturées [...] soulager les droits de sortie des marchandises manufacturées au-dedans du royaume.» En pratique, ce système protecteur envisagé par Colbert aboutit à élever les droits à l’importation à la limite extrême où ils peuvent monter sans entraver les relations commerciales du pays avec l’étranger, et à baisser d’autre part les droits d’exportation à la limite extrême où ils peuvent descendre sans compromettre les revenus du fisc.Pour réaliser ce projet, Colbert procède avec ménagement et par degré. Se souvenant bien que «le commerce étant un effet de la bonne volonté des hommes, il faut nécessairement le laisser libre», le contrôleur général des Finances établit d’abord un tarif douanier modéré, celui de 1664. La copieuse nomenclature, riche en détails d’application (ainsi, «le mouton pelé paie cinq sols la douzaine, le mouton vif quinze sols la pièce»), ne traduit nulle pensée agressive à l’égard de qui que ce soit ou de quoi que ce soit.Au contraire, le tarif suivant, mis en vigueur trois ans plus tard, est beaucoup plus restrictif, encore qu’il ne comporte aucune prohibition totale. C’est que Colbert juge alors que les manufactures françaises doivent être mieux protégées, pour assurer leur avenir encore incertain: tous les postes du tarif de 1664 ne sont pas surélevés en 1667, mais ceux qui le sont supportent d’énormes surcharges. Ainsi, la douzaine de bas de laine passe de 3 livres 10 sols à 8 livres, la pièce de 25 aunes de drap de Hollande ou d’Angleterre passe de 40 à 80 livres.En réaction contre ces mesures qui les frappaient directement, la Hollande et l’Angleterre usent d’un procédé classique et augmentent à leur tour les droits d’entrée sur les vins: Colbert ne s’inquiète pas puisque, selon un billet qu’il envoie en 1669 au plénipotentiaire français de La Haye, «on n’a jamais tant enlevé de vins en France que cette année-ci». Cette politique réussit à l’égard de l’Angleterre: les importations en France sont chiffrées une dizaine d’années après à 90 000 livres sterling, tandis que nos exportations vers l’Angleterre dépassent 320 000 livres sterling. Pour Colbert, ces chiffres traduisent le succès de son système économique: il n’en va malheureusement pas de même à l’égard des Hollandais. De la guerre économique, on en arrive à la guerre tout court et, quand la paix est enfin conclue à Nimègue en 1678, elle consacre un grave échec pour la politique mercantiliste: la France se voit contrainte de retirer son tarif de 1667, principale origine des difficultés entre les deux pays, et d’admettre qu’à l’avenir «la liberté réciproque du commerce dans les deux pays ne pourrait être défendue, limitée ou restreinte par aucun privilège, octroi ou concession particulière».La conquête commerciale du monde: les «compagnies»Déjà, Richelieu pensait que le grand commerce international n’est pas l’affaire de particuliers, dont «les reins ne sont pas assez forts» mais de «compagnies» qui, protégées par le roi, grouperaient les capitaux et les bonnes volontés. L’échec de Richelieu (les compagnies créées sous son égide ont sombré lamentablement) est patent, car, selon le mot de Montchrestien, les Français «préfèrent vivre petitement chez eux de quelque office» plutôt que de courir au loin des aventures commerciales. Puisque les Anglais et les Hollandais ont réussi là où Richelieu avait échoué, c’est que, d’après Colbert, «le commerce était contraire au génie même de la race [...] car ni l’État ni les particuliers n’avaient jamais tenté» sérieusement de le faire. En conséquence, il se met lui-même à la tête de l’entreprise.Il trace le but à atteindre et la ligne de conduite pour y parvenir: comme le commerce mondial se divise en branches assez distinctes, il fonde pour chacune d’elles une «compagnie», fournit à chaque compagnie des capitaux et des directeurs, leur donne des règlements et les surveille très étroitement. Certaines de ces compagnies connaissent un sort semblable à celles qu’avait lancées Richelieu: la Compagnie du Nord, qui devait commercer avec la Baltique, connaît des débuts assez prometteurs, mais ne parvient pas à survivre à la guerre de Hollande. D’autres se maintiennent à grand-peine, telle la Compagnie des Indes orientales, à laquelle le roi concède en 1664, pour cinquante ans, le monopole du commerce et de la navigation dans les mers d’Orient et du Sud, ainsi qu’une prime par tonneau pour toute marchandise exportée ou importée. La souscription des actions de la compagnie s’avère difficile, les notables se soucient peu de placer leur argent dans cette aventure: l’intendant d’Auvergne, pour animer le zèle des souscripteurs, songe même à employer «le ministère des dragons». L’équilibre financier de la compagnie n’est finalement pas atteint sous Louis XIV qui écrit dès 1669: «La compagnie est compromise dans l’opinion de mon royaume entier.» Cependant la Compagnie des Indes orientales jouera au siècle suivant un rôle considérable.Les causes de l’échec, au moins temporaire, de certaines compagnies créées par Colbert ont été bien analysées par E. Benoit dès 1902: l’estampille officielle, qui devait assurer leur succès, causa leur ruine, en raison de la méfiance des souscripteurs; la trop vaste étendue des territoires concédés n’était pas proportionnée aux ressources financières et techniques; la mauvaise gestion économique, les querelles entre directeurs, employés (sans parler des religieux) empêchèrent un véritable développement commercial ou colonial.L’exploitation des coloniesDans l’opinion de Colbert comme dans celle de nombre de ses contemporains, les colonies ne sont autre chose que des débouchés ouverts au commerce de la métropole, et des marchés où, à l’exclusion de tous autres, la mère patrie se fournit des matières premières nécessaires à sa propre consommation. Ici encore, Colbert pousse à l’extrême, dans les réalités quotidiennes, les conséquences de sa doctrine.Il faut d’abord assurer la marche des colonies, et donc les peupler. À intervalles réguliers, l’Hôpital général de Paris se vide des filles nubiles qui s’y trouvent et celles-ci sont envoyées aux colonies; Colbert incite par ailleurs aux mariages précoces en frappant d’une amende – versée aux hôpitaux des diverses colonies – les parents dont les garçons auraient atteint vingt ans, et les filles seize ans, sans se marier; il prévoit une pension annuelle de 300 livres aux habitants du Canada qui auraient dix enfants vivants, il favorise la traite des nègres, etc.Ensuite et surtout, Colbert entend mettre la main sur l’ensemble du commerce colonial. Défense absolue est faite aux navires étrangers d’accoster ni même de tenter de commercer avec une colonie; un vaisseau trouvé dans le voisinage tombe sous le coup de la peine de confiscation. Encore est-il nécessaire d’assurer à la mère patrie le privilège de ces marchés lointains: les colonies ne peuvent vendre et acheter qu’à elle. Malgré les plaintes que sa réglementation entraîne (par exemple les raffineurs des îles demandent à exporter vers le Canada et Boston les rhums et mélasses dont ils ne peuvent trouver le débouché en France), Colbert reste intransigeant. Il est cependant évident que la France ne pouvait fournir aux Antilles tous les vivres, tous les bois de construction dont elles avaient besoin: l’autorité royale finalement s’en rendit compte au XVIIIe siècle, puisqu’elle finit par autoriser ce trafic. Mais Colbert a atteint, en son temps, le but qu’il recherchait: il a fourni un nouveau débouché aux manufactures de la métropole, il a mis en œuvre son «système» économique, sans se soucier le moins du monde des intérêts des colons, mais en ayant toujours en vue la splendeur de l’État.La puissance maritimeL’opinion publique ne s’intéressait guère, avant Colbert, aux choses de la mer: ici encore, Richelieu fut un précurseur; Colbert entend poursuivre et accroître son œuvre. D’abord, il fait acheter à l’étranger les vaisseaux nécessaires: cela coûte cher, et cette opération est contraire aux principes mêmes du mercantilisme bien entendu; alors il parvient, non sans peine, à en faire construire en France une bonne partie. Ainsi, le port de La Rochelle qui, en 1664, ne comprenait que trente-deux vaisseaux, de construction ancienne, en contient en 1682 quatre-vingt-douze, dont cinquante-trois de construction française.Pour abriter cette flotte nouvelle, de grands travaux sont entrepris dans les ports et, comme les ports existants risquent de ne pas suffire, Colbert en crée de nouveaux. En quinze ans, Rochefort devient un vaste ensemble de grands bâtiments qui abritent toute une population, un arsenal, une fonderie, des hôpitaux, des magasins. Ce qui donne à Colbert le plus de souci, c’est le recrutement des troupes de mer: tous les moyens lui sont bons pour l’armement des galères, depuis l’achat d’esclaves jusqu’à la multiplication de la peine des galères pour les condamnés. Et le contrôleur général prend même à cette occasion une mesure curieuse, que l’on n’ose qualifier d’humanitaire: il enjoint aux parlements d’appliquer la peine des galères au plus grand nombre possible de délinquants, et même de la substituer à la peine de mort.2. Une politique industriellePour accroître la quantité du numéraire du royaume, il est nécessaire de diminuer les importations de l’étranger: protéger la production nationale, écouler au-dehors les objets fabriqués dans le royaume ne sont qu’une première étape. Colbert devra par son action développer l’industrie française; les manufactures nouvelles permettront à la France d’éviter les achats à l’étranger et, le cas échéant, d’exporter à son tour. «Sollicitez fortement le particulier qui veut entreprendre un établissement de le réussir et, s’il a besoin de la protection du roi, vous pouvez lui assurer qu’elle ne lui manquera pas.» Ce conseil de Colbert à l’un de ses mandataires à Lille est suivi d’effets: les manufactures se multiplient.La protection des manufacturesDans ce domaine encore, Colbert n’innove pas: il pense rétablir et multiplier les manufactures qu’il croit avoir été florissantes sous le règne d’Henri IV. Son succès vient de son énergie et de sa persévérance: il commence par entreprendre dans toute la France une enquête qui le renseigne sur les ressources économiques des diverses provinces, sur la main-d’œuvre dont elles disposent et enfin sur les avantages qu’il y aurait pour ces contrées à avoir des manufactures. Il s’entoure lui-même de gens actifs: le Conseil du commerce, créé en 1664, rassemble des fonctionnaires royaux et des délégués de dix-huit villes manufacturières; certains de ses collaborateurs, tel Camuset, sont chargés d’introduire des fabriques de tricot; d’autres, les frères Dalliez, veillent à la création de fonderies; Mme de La Petitière a pour mission de développer la fabrication des dentelles et des broderies.Pour assurer le lancement de la manufacture, il faut des capitaux: Colbert fait preuve ici d’un réalisme efficace et tous les moyens sont concurremment employés pour aboutir. Parfois, les capitaux sont fournis uniquement par le roi: les manufactures sont alors propriété de l’État, assez peu nombreuses à la vérité (les Gobelins, la Savonnerie, des ateliers militaires ou des manufactures d’armes comme Saint-Étienne). Dans la plupart des cas, le roi ou une collectivité publique finance au départ une entreprise, par des prêts, des subventions, ou en souscrivant à des actions: officiellement, cette «manufacture royale» a le droit de sortir des produits «aux armes de Sa Majesté». Enfin, dans la mesure du possible, mais c’est une solution très rarement adoptée, Colbert laisse jouer l’initiative privée, en encourageant les particuliers à créer des sociétés capitalistes, des compagnies comme celles qu’il favorisait en vue du commerce extérieur.Il ne s’agit pas seulement de financer l’entreprise, il faut aussi lui permettre de concurrencer l’étranger, et c’est grâce aux initiatives de Colbert que les manufactures créées sous son égide ne connaissent pas le sort des entreprises de Laffemas qui s’étaient soldées au début du siècle par un échec. Colbert s’efforce d’attirer en France des fabricants étrangers réputés dans leur métier: l’un des exemples les mieux connus est celui de Van Robais (de Middelbourg) qui fonde à Abbeville une grande manufacture de draps fins et reçoit à cet effet un prêt de 80 000 livres et un don de 20 000 livres. Pour permettre l’essor des industries retardataires, le contrôleur général n’hésite pas à faire venir des ouvriers de tous pays. Ainsi les Vénitiens sont des ouvriers habiles dans l’art de couler les glaces, tandis que la France en manque: des démarcheurs vont les solliciter à domicile et, à prix d’or, en ramènent à la manufacture royale. À Liège, on recrute des fondeurs de cuivre, en Espagne des chapeliers, en Italie des brodeurs, en Allemagne des fondeurs et des mineurs, etc. Encore fallait-il empêcher la désertion des ouvriers qualifiés: en 1669, il est interdit aux sujets du roi de «s’habituer dans les pays étrangers à peine de confiscation de corps et de biens»; en 1682, les ouvriers qui sortiront du royaume sont punis de mort; les ouvriers étrangers venus en France et qui veulent regagner leur pays d’origine sont emprisonnés.La forme de protection la plus efficace consiste sans nul doute à assurer des débouchés à la production manufacturière: Colbert n’y manque pas et accorde en très grand nombre des «monopoles», soit nationaux, soit régionaux. À la fin du XVIIe siècle, le monopole de la fabrication des draps fins du Languedoc appartient aux manufacturiers de Clermont-l’Hérault, de Saptes et de Conques. Pour introduire en France les dentelles façon Venise, une compagnie, créée par Pluyniers et Talon, reçoit de Colbert une subvention de 37 000 livres, un local à Paris, et elle est investie du monopole de la fabrication et de la vente dans le royaume.L’exemple le plus célèbre est celui du privilège exclusif accordé à la manufacture de miroirs, qui s’engage en retour à fabriquer des glaces sur le modèle de celles de Murano. Une première fabrique installée faubourg Saint-Antoine à Paris, avec un prêt et une subvention du roi, est bientôt suivie d’une autre à Tourlaville, près de Cherbourg. Dès 1673, la fabrication fait l’objet des compliments de Colbert: «Nos glaces sont plus parfaites que celles de Venise.» En 1692, les diverses entreprises de glaces fusionnent pour donner naissance à la Compagnie de Saint-Gobain, qui existe encore.La réglementation des manufacturesRien ne serait plus faux que de comparer les manufactures à nos grandes usines modernes. La concentration industrielle est très rare, et la fabrique Van Robais (qui compte 3 000 ouvriers dont plusieurs centaines groupés dans les mêmes bâtiments), sans être une exception, n’est pas la règle générale. Ces rassemblements, où s’entasse un véritable prolétariat ouvrier, mal payé et mal logé, sont encore peu nombreux: dans ce cas, Colbert exigeait, sous des peines sévères, que les ouvriers soient parfaitement assidus et ne prennent pas du travail ailleurs, conformément à une habitude assez répandue à l’époque. Cette réglementation aboutit parfois au résultat inverse de celui auquel tendait Colbert: ainsi, à Aurillac, les dentellières du pays refusent de travailler à l’atelier et provoquent une véritable émeute que l’intendant apaise en autorisant le travail à domicile; à Auxerre, à Montargis, aucune concession n’est faite, et l’entreprise échoue finalement.Dans la plupart des manufactures, les ouvriers et les ouvrières se présentent à intervalles réguliers à des espèces de bureaux où ils reçoivent une certaine quantité de matières premières et remettent également l’ouvrage qu’ils ont fait. Colbert interdit alors à ces ouvriers à domicile de travailler pour d’autres personnes que pour les entrepreneurs de la manufacture, menaçant de sanctions sévères les ouvriers qui contreviendraient à ses ordres.Encore faut-il que les produits fabriqués dans les manufactures françaises soient concurrentiels en France comme à l’étranger: Colbert se préoccupe d’obtenir les meilleurs produits possibles, et développe une réglementation industrielle jusque-là insoupçonnée. Certains «règlements particuliers» ne concernent que diverses villes et diverses manufactures (plus de cent cinquante sont connus); des «règlements généraux», applicables dans le royaume, visent la draperie, la soierie, la teinturerie. Les contraventions à cette réglementation parfois tatillonne sont frappées de multiples pénalités: amendes, confiscations, mise au pilori des marchandises défectueuses; à la troisième faute, le fabricant lui-même est «attaché au carcan avec des échantillons des marchandises confisquées, pendant deux heures».Pour assurer un contrôle effectif de ces multiples obligations, deux institutions sont créées en 1669: les juges des manufactures, à procédure sommaire (sans avocats ni procureurs), qui connaissent en dernier ressort de toutes les causes dont la valeur ne dépasse pas 150 livres; les inspecteurs des manufactures, qui font enregistrer les nouveaux règlements, les expliquent aux fabricants et surtout les font observer.Certains historiens se sont plu à minimiser l’œuvre de Colbert en ce domaine. En fait, même si quelques tentatives se sont soldées par un échec, toutes ces réformes ont donné une prodigieuse extension à l’industrie française, qui rattrapa alors une partie de son retard sur l’industrie anglaise. Ce fut, dans tout le royaume, une véritable révolution économique qui frappa les contemporains, et les étrangers ne voyaient pas sans envie la prospérité de la France: «Ainsi, on demande de tous côtés les marchandises de France, ce qui oblige à envoyer du numéraire en France, au dommage évident des autres places et à la satisfaction de Colbert qui ne cherche qu’à dépouiller les autres États pour enrichir la France.»3. Une politique agricoleEn ce qui concerne la production agricole et son écoulement, l’action de Colbert se borne à peu de chose. Les céréales – et notamment le blé – étant de première nécessité pour le pays et ne pouvant pas être produites en quantité suffisante, il était de bonne politique d’en approvisionner le royaume par tous les moyens: alors que Colbert entrave l’importation des produits industriels et en favorise l’exportation, il autorise toujours au contraire l’importation des produits agricoles et n’en permet l’exportation que dans certains cas déterminés. Le «système pourvoyeur» ou annonaire confiait depuis longtemps au souverain la police des subsistances, pour lui permettre d’assurer les approvisionnements en grains, à quelque prix que ce soit. Colbert, sans doute impressionné par les famines qui marquent les deux premières années de son administration, conserve ce fameux système pourvoyeur, mais en travaillant surtout à abaisser le plus possible le prix du blé. Parfois même, pour combattre la famine, il achète du grain à l’étranger et le fait distribuer presque gratuitement, surtout dans les villes.Ne voyons pas là un témoignage de quelconques préoccupations sociales de la part de Colbert: il pense, non pas aux intérêts des particuliers, mais à la grandeur de l’État, à sa puissance qui serait directement ébranlée si la vie économique était troublée par une famine. De même, il est certain que Colbert ne poursuit pas un but social lorsqu’il s’attaque aux inégalités dans la répartition de l’impôt; s’il cherche à obtenir la proportionnalité dans l’impôt entre les provinces, entre les différentes classes sociales, c’est encore pour mieux asseoir les finances du royaume, et par là son économie tout entière. Il note par exemple, avec justesse, l’exemple de communes dépeuplées par l’impôt; il ne cesse, dans ses mémoires au roi, de rappeler la nécessité d’impôts modérés et justes, la nécessité de l’équilibre budgétaire, non dans une optique sociale, mais bien pour éviter les catastrophes économiques: «Si le roi veut continuer à excéder chaque année les recettes de 4 ou 5 millions, c’est la ruine.»Les destinées du colbertismeMoins de vingt ans après la mort de Colbert, sa politique économique est mise publiquement en accusation. Trois facteurs y contribuent: la révocation de l’édit de Nantes entraîne «la fuite des religionnaires qui ont emporté beaucoup d’argent, de bonne têtes capables et de bons bras»; les guerres épuisantes de la fin du règne de Louis XIV ont vite raison de l’équilibre financier, des tentatives d’égalité fiscale, et portent un coup pénible au commerce français; les successeurs de Colbert compromettent le colbertisme, non pas en prenant le contre-pied de cette politique, mais en exagérant ses exigences, la réglementation postcolbertienne condamnant les manufactures à l’immobilisme.Les jugements ultérieurs seront moins sévères pour le colbertisme. D’une part, on a reconnu que si l’expansion maritime et commerciale, pour laquelle le contrôleur général des Finances avait tant œuvré, a tourné court, c’est en raison de l’indifférence de ses successeurs: Colbert avait arraché la France à ses seules préoccupations continentales et il n’y a point de sa faute si par la suite elle revint à ses errements anciens et si Voltaire crut bon un jour de proclamer que la France pouvait être heureuse sans Québec. Et, d’autre part, tous les historiens reconnaissent que Colbert a dessiné la carte industrielle de la France; après une période de marasme entre 1690 et 1715, les résultats de sa politique économique se maintiennent ou se renforcent: forges, galeries, papeteries, savonneries, manufactures de laine ou de soie, fabriques de meubles ou de tapis, etc.Le grand économiste allemand List a noté que Colbert «eut le courage d’entreprendre à lui seul une œuvre que l’Angleterre n’a menée à bonne fin qu’après trois siècles d’effort et trois révolutions». Même si l’on sait que List n’aimait guère les Anglais, ce jugement reste valable: par son courage lucide et par son labeur acharné, Colbert a su porter jusqu’à l’extrême limite le système économique des mercantilistes, en lui imprimant une touche si personnelle que le mercantilisme français a été baptisé de son nom.⇒COLBERTISME, subst. masc.Système économique de Colbert, reposant sur un strict protectionnisme et le développement de l'industrie et du commerce extérieur. Les despotes éclairés pratiquaient le colbertisme emprunté à l'occident (G. LEFEBVRE, La Révolution fr., 1963, p. 42).Prononc. :[
]. Étymol. et Hist. 1797 (MENZOTTI, Mémoire à l'Académie des sciences ds Lar. encyclop.); 1827 (SISMONDI, Nouv. principes d'écon. pol., p. 29 : c'est celui [le système] qu'on désigne par le nom de « mercantile », et quelquefois aussi par celui de « colbertisme »). Dér. du nom de Colbert (1619-1683) ministre de Louis XIV dont la doctrine économique était fondée sur le protectionnisme, le développement de l'industrie et du commerce extérieur; suff. -isme.
DÉR. Colbertiste, adj. Relatif au colbertisme. Les uns et les autres [Pierre le Grand, Charles III, Frédéric II...], s'inspirant du modèle colbertiste et parfois du modèle anglais (J.-A. LESOURD, C. GÉRARD, Hist. écon., XIXe et XXe s., t. 1, 1968, p. 217). Emploi subst. ,,Partisan du colbertisme`` (Lar. Lang. fr.) — []. — 1re attest. 1961 adj. et subst. (Lar. encyclop.); du rad. de colbertisme, suff. -iste.
colbertisme [kɔlbɛʀtism] n. m.ÉTYM. 1797; de Colbert.❖♦ Hist. de l'écon. Système économique pré-industriel préconisé par Colbert, basé sur le protectionnisme et le développement des manufactures.
Encyclopédie Universelle. 2012.